11
C’était l’année du brevet. Laure était exténuée. Elle avait fait ce qu’elle avait dit. Elle avait quitté Eourres bien avant la fin des vacances pour s’embaucher à ce restaurant de Séderon où elle servait les touristes. Les patrons étaient bons. Ils reconnaissaient les travailleurs et Laure ne ménageait pas sa peine. Elle toucha un salaire et tous les pourboires des clients satisfaits.
Elle était un peu plus sereine en arrivant au collège mais ça ne dura pas. Dès la première récréation, elle vit devant elle l’olibrius à l’aigle clouté sur le blouson.
— Ton amoureux est mort ! lui annonça-t-il. J’ai pas fini de te poursuivre. Tu seras à moi comme toutes les autres ! Y a pas de raison !
La nouvelle était vraie. Le pauvre Népomucène avait attrapé la typhoïde en buvant l’eau d’un puits désaffecté. La maladie avait dégénéré en méningite. La souffrance était telle qu’une nuit l’enfant était sorti de la maison et était allé se jeter dans le puits où il avait bu cette eau empoisonnée.
Quand Laure revint à l’école il y avait deux mois que le fort en maths reposait parmi ses ancêtres au cimetière de Mévouillon. À Émilie qui lui racontait le suicide du garçon, Laure dit :
— Il a bien fait, pour ce qui l’attendait sur cette terre !
— C’est toi qui dis ça ? s’exclama Émilie. Toi qui ris, toi qui es si joyeuse !
— Justement ! J’en ai assez d’être joyeuse ! Pour ce que ça m’apporte !
Elle revoyait le rouquin de dos s’en allant vers Mévouillon avec son cartable et sa valise. Elle n’avait pas besoin de connaître les détails de sa pauvre vie. Elle n’avait qu’à songer à la sienne propre pour la recréer. Le mort avait suivi le même parcours qu’elle-même. Il avait serré les dents sur la pauvreté. Il s’était dit qu’il s’en sortirait coûte que coûte. Le hasard lui avait fait le don de comprendre les maths. Il entretenait ce don comme on défend contre le vent la flamme d’une bougie. Laure le revoyait : coupant son pain menu pour l’économiser, mangeant la moitié d’une pomme pour garder l’autre avec soin au fond de son pupitre jusqu’au soir. Il avait entendu dire que les fruits stimulaient les fonctions intellectuelles.
— Et pour quoi ? se dit Laure, pour se trouver transformé en pourriture au fond d’un cercueil.
Il y avait de quoi ne pas comprendre. Laure se souvint de Séraphin lui disant : « Comprendre, nous, nous comprenons. » Elle pensait à sa mère qui répétait « À quoi je sers sur cette terre ? » chaque fois qu’elle lavait une bassine de linge. Qui sait comment était la mère du rouquin qu’elle ne connaîtrait jamais ?
Cette mort assombrit Laure pendant quelque temps. On ne l’entendait plus rire. On ne la voyait plus faire des acrobaties aux agrès du préau, mais l’oubli impitoyable a été donné en partage aux enfants de treize ans. Ils peuvent traverser sans dommage tous les événements qui ne les atteignent pas eux-mêmes, ils ont le privilège d’enfouir au fond de leur mémoire jusqu’à la vieillesse la puissance des tragédies. Le rouquin végéta dans l’esprit de Laure jusqu’à ce que le temps l’ait éliminé, jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’un paragraphe de sa vie.
C’était l’année du brevet, Laure concentrait son attention là-dessus. Elle s’était même arrêtée de lire. Elle était désormais première. Le rouquin en mourant lui avait cédé la place.
Elle aidait Émilie tant qu’elle pouvait à assimiler les cours. Jamais elle n’avait aussi bien compris ce que signifiait une intelligence limitée. Elle mesurait son impuissance à hausser celle de son amie à la hauteur de la sienne propre. Et c’était terrible de prendre acte de cette différence : ne pas pouvoir transmettre à autrui la force de son esprit comme on peut lui donner son sang s’il en a besoin. Laure enregistrait comme un échec cette impuissance.
L’autre ombre au tableau, c’était cet externe stupide qui s’obstinait à vouloir la séduire à coups d’insultes comme il voyait faire au cinéma que sa mère lui payait toutes les semaines. Il n’en était pas encore à vouloir gifler celle qui lui résistait mais son air dominateur disait qu’il en avait bien envie. S’il hésitait, c’était par peur. Il avait très bien compris que Laure était une lutteuse, qu’elle avait vaincu des choses plus fortes que lui-même et que, si elle était attaquée, elle aurait de quoi se défendre. Chaque fois qu’il l’insultait, c’était à la dérobée, en fuyant devant elle.
— Je le tuerai ! grinça Laure entre ses dents devant Émilie. J’en ai assez d’être une proie !
— Tu n’as pas le droit ! Seul Dieu a le droit de punir.
Cette réflexion d’Émilie plongea Laure dans la stupeur. C’était la première fois qu’Émilie évoquait Dieu devant elle. Elle s’était bien aperçue que son amie portait une grosse croix sous sa blouse autour de son cou, qu’elle allait à la messe tous les dimanches, mais elle avait évité de lui en parler jamais, pensant que c’était par reconnaissance envers sa bienfaitrice catholique pratiquante.
— Dieu ! s’exclama Laure.
Elle recula d’un pas.
— Tu crois en Dieu ? dit-elle.
— Pourquoi ? Toi non ?
— Mais comment veux-tu ? répondit Laure. Tu vois pas ce que nous endurons ?
— Je vois autre chose.
— Mais quoi autre chose ?
— La grande lumière où nous baignons.
— Mais il faut que nous luttions comme des damnées pour nous en sortir ! Toi, moi ! Moi, je travaille comme une noire pour tenir mes parents à flot et qu’ils me lèvent pas de l’école. Toi, tu as du mal à te faire une idée du monde ! Tu en es à peine à le déchiffrer. Tu parles de Dieu mais tu ne t’intéresses même pas à sa création ! Tu ne lis pas ! Tu n’as aucune idée des étoiles ni du temps ! Sais-tu ce que c’est que le temps ?
Elle secouait Émilie comme un prunier.
— Mais si Dieu existait, tu crois qu’il nous aurait laissé mourir aussi Népomucène ? Tu crois qu’il nous laisserait traiter de gouines par un idiot ? Tu crois pas qu’il l’aurait déjà anéanti ?
— Tu n’as pas confiance ! Il faut avoir confiance, répondit Émilie. Demain, c’est jeudi ! J’irai prier pour toi !
— Oui ! Ben fais-le aussi un peu pour toi parce que faible en maths et pareil en français comme tu es, tu risques pas d’aller bien loin !
C’était la première cruauté que Laure proférait de sa vie. C’était la première brouille entre les deux amies. La réticence s’installa entre elles, le sourire cessa d’être radieux quand elles se rencontraient. Ce que l’adversité n’avait pas réussi à faire, la foi s’en chargeait. Émilie avait la foi. C’était un roc inébranlable. Laure était en révolte contre la condition humaine. Entre elles, par ces convictions, il n’y avait pas de compréhension possible. Mais pour l’extérieur, c’était toujours le même dévouement et la même réciproque dans les services rendus.
Les événements essentiels ne s’annoncent jamais, soudain ils sont là devant vous comme s’ils avaient toujours existé.
Laure était désormais sans protection contre le garçon à l’aigle. Il était toujours là devant elle, formant le mot « gouine » sur ses lèvres charnues. Pour Laure, il était la vivante preuve de l’absurdité du monde, témoin indubitable que l’espèce n’avait aucune utilité, qu’elle n’avait aucune qualité pour prétendre se perpétuer.
Il était l’obsession de Laure, son cauchemar. Elle avait oublié Népomucène Chantefleur mais cet être dont elle ignorait même le nom, son visage l’obsédait dans ses insomnies, avec son strabisme, son air mauvais. Laure avait toujours su ce que c’était que l’amour, avec l’enfant à l’aigle, elle apprit à haïr solidement. Elle se réveillait au petit matin en serrant le cou de son tortionnaire. Sitôt qu’elle descendait dans la cour pour la première récréation, il était là, jouant autour d’elle au toréador, virevoltant avec défi, offrant le simulacre de son sexe qu’il tenait toujours prêt.
Or un matin où elle se promenait dans la cour avec Émilie en lui faisant réciter l’imparfait du subjonctif d’un verbe irrégulier, celle-ci fit remarquer à Laure :
— Il manque quelque chose aujourd’hui au collège.
— Quoi ?
— Je sais pas, c’est bien calme, dit Émilie dubitative.
Laure fut soudain attentive. Ce qui manquait, c’était le joyeux brouhaha des filles coquetantes, leurs conciliabules à rires étouffés, les jeux bruyants. On eût dit que sur tout le collège une chape de plomb s’était abattue. C’était presque le silence religieux. Il y avait même deux ou trois élèves qui s’essuyaient les yeux.
— Il n’est pas là ! dit Laure brusquement.
— Non. Il n’est pas là. Il n’est pas venu te tourner autour. Attends, je vais un peu aux nouvelles, voir les externes.
Laure vit disparaître Émilie sous le préau où des groupes de collégiennes étaient peureusement serrés dans la pénombre. L’absence d’Émilie ne dura pas longtemps et pourtant elle parut interminable à Laure. Émilie se détachait du groupe. Elle revenait vers son amie mais lentement, comptant ses pas, tête basse et donnant des coups de pied aux cailloux.
— Alors ? dit Laure. Tu accouches ! Qu’est-ce qu’il y a ?
Émilie secoua la tête.
— Dis tout ! s’exclama Laure alarmée. Dis-moi tout !
— Je sais pas comment te dire ça…, murmura Émilie. Je sais pas vraiment comment te l’annoncer.
— Encore un malheur ? interrogea Laure.
— Pas pour toi ! Mais tu dois pas te réjouir. Dieu interdit qu’on se réjouisse du malheur des autres.
— Qu’est-ce que tu veux qui me réjouisse en ce moment ?
— Eh ben tu sais, celui que tu appelles l’olibrius, celui qui nous traite de gouines, il était avec un copain qui venait d’avoir son permis de conduire et qui lui a passé le volant. Ils ont eu un accident. Ils se sont emplafonnés contre un marronnier. Le copain est mort et lui il est à l’hôpital.
— Il en sortira, soupira Laure.
Émilie secoua la tête.
— Attends, les copines disent qu’il ne marchera jamais plus, d’après les docteurs.
— Jamais plus ?
— Non, la moelle épinière est atteinte.
— Jamais plus ! s’écria Laure.
Un frisson lui parcourut l’échine. Ainsi le sort ne s’occupait pas que des justes. Le malheur n’était pas l’apanage des déshérités, les orgueilleux aussi écopaient. Laure était le théâtre d’un grand débat. Elle regarda son amie au fond des yeux. Elle avait besoin d’exprimer ce qu’elle pensait, de l’étaler, de s’en justifier. Elle venait d’imaginer un scénario foudroyant : elle arrivait au chevet de l’estropié pour lui avouer que si elle lui avait résisté c’était parce qu’elle l’aimait, lui montrer ses seins, lui faire sentir tous les bonheurs que le sort lui avait retirés. Elle n’avait aucune envie de lui pardonner. Le fait qu’il soit désormais dans un fauteuil roulant n’impliquait pas qu’il eût changé d’âme.
— Je sais ce que tu penses, dit-elle à Émilie. Tu es partagée. Tu t’imagines que ce malheur qui est une chance pour moi va m’incliner à croire que la Providence s’est occupée de moi. Et en même temps tu as honte de cette pensée qui est le contraire de ta foi. Eh bien, tu te trompes ! Si je croyais en ton Dieu, je ne l’insulterais pas en l’imaginant occupé de ces petitesses !
L’allégement de son cœur fut immédiat. Elle avait eu si peur que l’agression journalière du garçon n’influât sur ses résultats et qu’obsédée par lui elle échouât au brevet. Maintenant elle pouvait consacrer son énergie uniquement au travail. Il n’y avait eu qu’un seul énergumène. Les autres garçons ne faisaient pas attention à elle. Ils étaient bien trop occupés à tenter comme elle d’échapper à la misère par le savoir. Le collège de Buis pouvait s’enorgueillir du silence qui régnait en étude et des résultats obtenus. C’est que la cruelle nécessité poussait tous ces enfants. Ils ne voulaient surtout pas être des forçats de la terre comme leurs parents. Seuls resteraient ceux à qui la nature avait refusé le don de l’étude. Ils ne savaient pas encore, ils ne sauraient jamais que le bonheur était du côté de ceux qui échoueraient et qu’eux-mêmes peineraient cinquante ans ailleurs à se souvenir du pays et à tenter d’y revenir.
Laure pouvait profiter en toute quiétude des beaux soirs et des beaux matins. Elle avait oublié le matamore comme elle avait oublié son rival en maths. Elle était dorénavant l’objet de la sollicitude des professeurs. Une fois, le directeur la convoqua pour lui demander ce qu’elle comptait faire plus tard. Avec les résultats qu’elle obtenait, elle pouvait prétendre à continuer ses études.
— Oh, dit Laure, si déjà je pouvais faire l’école normale pour être institutrice, ça me suffirait.
— Tu pourrais faire beaucoup mieux.
— Mes parents n’ont pas d’argent, dit Laure. Et puis je veux rester ici.
— Es-ce que tu as conscience que tu habites un pays terrible ? Tous tes camarades veulent en partir !
— Moi non, répondit Laure. Il me suffit.
Le directeur regardait cette adolescente dont il connaissait l’histoire. Il avait conscience de se trouver devant un être plus vieux que son âge, mûri par la pauvreté et qui avait déjà embrassé le reste du monde sans avoir besoin d’y aller voir.
Laure était pleine d’une tendresse fraternelle pour les Baronnies. Et cela lui aurait semblé une trahison si elle avait dû les quitter.
La ville des Baronnies était riche en recoins de mystère, en sources de souvenirs non vécus. Et ceux qui n’existaient pas, Laure était capable de les inventer.
Une vieille porte dans un vieux mur de jardin qu’un vieil homme avait cadenassée avec soin pour la dernière fois, avant d’aller mourir à l’hôpital, et Laure inventait à partir de cette vie une autre réalité. Elle reconstituait en archéologue jusqu’aux premiers vagissements de cet inconnu.
La fontaine muette, le portail fermé de l’église, une épicerie aux abois où l’on avait posé les scellés sur la devanture, un berceau mis au rancart devant une poubelle, toutes ces choses tristes étaient prétextes à ouvrir l’imagination. Laure l’interprétait et sa mémoire l’enregistrait. Elle vivait la vie des autres comme les peintres font des croquis pour leur œuvre future. Le tempo de la nostalgie l’habitait comme une musique. Mais ce n’était pas sa propre nostalgie, c’était celle du pays tout entier.
Novembre vint. Dans le ciel de Buis, en se promenant le dimanche, Laure guettait anxieusement, plus haut que le clocher, l’arrivée des grives fusant en petits groupes dans le ciel. Elle comptait sur leur grand nombre pour assurer sa future rentrée scolaire. Elle savait qu’à partir de la quatrième les livres ne lui seraient plus fournis gratuitement. Il fallait donc se constituer un pécule pour les achats.
Maintenant, délivrée de son tortionnaire, elle pouvait se consacrer au travail. Elle pouvait aussi profiter de l’atmosphère du collège qu’elle aimait tant et où Le Grand Meaulnes l’avait initiée, naguère. Les soirs d’hiver régnaient sous le préau.
La Noël vint, c’était un mercredi. Laure dès le dimanche matin de son arrivée prit le chemin de la montagne. Les grives sifflaient autour d’elle. Il faisait juste le froid qu’il fallait. Le col avait rébarbative allure. Au loin, sur des centaines de kilomètres de ciel, celui-ci crachait des volutes noires silencieuses qui menaçaient tempête.
La veille, il n’y avait pas eu ripaille chez les Chabassut. La famille était réduite à elle-même, le père, la mère et les trois enfants, pas plus. L’esclandre qui avait eu lieu l’an passé, à cette tablée de Noël, avait guéri la famille d’inviter Romain et sa progéniture.
L’an passé, Romain avait pris une cuite mémorable avec ses amis d’enfance et de bistrot. Il était arrivé chez l’oncle pourvoyeur en retard et en pleine crise, muet et les yeux vitreux. Au milieu du repas, il s’était effondré le nez sur le civet de lièvre et n’avait plus bougé. On l’avait cru mort. Il avait fallu trois hommes pour le ramener à Marat et le jeter tout habillé sur son lit alors qu’il reprenait à peine conscience.
Aussi Noël se passait-il cette année en famille réduite et en silence, à attendre le bruit du tracteur dans la neige conduit par le père sortant du bistrot plus ou moins ivre.
C’était un homme qui malgré sa femme et ses trois enfants était écrasé par la solitude. Quand il était en train de biner la lavande, de mener le troupeau ou penché vers l’arrière de son tracteur à tourner les foins, il avait l’impression que la montagne le happait, le digérait, l’assimilait, en faisait sa créature et son esprit. De peur de passer pour un fou, il n’osait pas l’invectiver comme ses voisins qui ne s’en privaient pas. Il se mit à la fuir. Le tracteur et les vapeurs de l’alcool lui servaient à ça.
Laure alla se coucher de bonne heure. Il avait encore neigé légèrement le matin et elle était partie dresser une seconde génération de lèques le jour de Noël. C’était interdit par temps de neige mais les gardes aux longues-vues qui avaient surpris cette fillette préparer ses pièges sans gant naturellement, et à genoux dans la neige alors qu’il faisait huit degrés en dessous de zéro, n’avaient pas eu le courage de les détruire comme la loi le leur prescrivait. Ils s’étaient aperçus que Laure les épiait, toute prête à aller remonter les pièges sitôt qu’ils les auraient éparpillés. Les gardes n’en croyaient pas leurs yeux. Même les hommes mûrs ne se livraient plus à ce sport d’enfer. Seuls quelques vieillards obstinés s’évertuaient encore à dresser ce triangle de leurs mains tremblantes. Parfois on en relevait un mort de froid. Mais une fillette ! Ça n’était pas possible. Les deux gardes eurent ce même réflexe : ils allèrent faire la chasse aux lèques du côté de Sérène.
Le silence était le compagnon de Laure mais parfois un grondement qui secouait la neige des branches se faisait entendre. C’était une harde de sangliers qui cherchait fortune sous les arbres de la hêtraie. Ce grondement impressionnant les précédait toujours.
Elle connaissait bien ce bruit, elle l’avait entendu autrefois, debout entre les jambes du grand-père, à côté du fusil dressé vers le ciel, à portée de la main, à l’espère, comme on disait, prêt à tirer quand la harde passerait à portée.
— Mais petite, lui disait-il, ne te trouve jamais sur le parcours d’une harde ! Ça emporte tout ! C’est comme un torrent ! Ça fonce et ça pousse ! Si tu es au milieu, adieu pays !
Et il faisait le geste de balancer la vie par dessus son épaule.
Ça, c’était autrefois. Maintenant c’était pire. Des sangliers, il en arrivait du monde entier par wagons, par camions. Les peuples étaient en train de manger leur capital pour avoir des automobiles, des postes de télévision, des salles de bains. Les sangliers congelés vivants ou morts, raides comme la justice, tous ceux qui avaient eu l’idée mirifique d’en élever tombaient en faillite. On ne mangeait d’ailleurs plus de sanglier car ils n’avaient plus de goût. Les éleveurs triomphants avant d’être aux abois avaient fait un croisement mirifique entre les truies et les sangliers. Ça avait donné une nouvelle race. On appelait ça les cochongliers. Ils étaient rendus à la nature quand l’élevage n’existait plus.
Ce matin-là, la terre entière et le ciel bas menaçaient ruine. Laure avait l’impression, tant ils étaient lourds, que les nuages s’entendaient rouler au ras des montagnes. Elle avait déjà perçu ce frôlement, gigantesque dans son esprit, lorsque à dix ans elle faisait ces terribles cauchemars et où tatie Aimée l’accueillait dans son lit pour la rassurer.
Laure avait peur. Elle venait de ramasser sa quarantième grive sur les lèques et de refaire derrière elle soigneusement les pièges détruits par les oiseaux en mourant. La grande roubine des Essarts se profilait sur sa gauche comme une énorme balafre noire coupant la forêt. Les hêtres montraient leurs troncs brillants, seule lumière venue du ciel. Les couverts étaient denses, jamais faucardés. Les troncs huchaient depuis un fouillis inextricable qui moutonnait escaladant la montagne, à hauteur d’homme. Les hêtres dépassaient de là tels des soldats en ordre de bataille. On voyait très loin à travers eux. On apercevait les peloux du sommet où la prairie remplace les arbres.
Laure vit la houle au lointain avant d’entendre le bruit car une harde de sangliers lancée à fond de train fait tout de suite penser, même si on ne l’a jamais vue, à la houle de l’océan quand la vague va se renverser, mais contrairement à la houle c’est par le bas que l’énergie s’échappe.
Le sanglier pousse du groin et des défenses, à dix, à cinquante sans aucun discernement, ne comptant que sur sa force multipliée par le nombre, il ne songe pas à contourner l’obstacle, il le fait voler en éclats.
Quand une harde dévale une pente abrupte en forêt, elle laboure la terre, elle défonce le taillis, elle arrache les amélanchiers, les buis, les embruniers, les églantiers morts inextricables les uns des autres, les branches cassées aux arbres par le vent. Elle pousse tout ça devant elle pour ouvrir la marche aux marcassins qui suivent. Les hures grouillantes de poils rébarbatifs agglomèrent la masse couleur de suie et soudain la harde fait éclater le mur de débris concassés qui cède brusquement comme un barrage qui s’effondre.
« Et alors, avait dit le grand-père, adieu pays ! »
Laure entendit au fond des bois le bruit d’une cavalcade guerrière. Ce bruit pleuvait à travers les arbres. On ne savait pas le localiser. Il croissait de seconde en seconde. C’était un trottinement implacable qui parlait d’éboulement, d’effondrement, de panique à écraser les vivants. Il n’y avait pas sur toute la montagne d’autre bruit que celui-ci.
Laure regarda autour d’elle. La roubine à sa gauche prolongeait sa tranchée noire mamelonnée jusqu’au ruisseau au fond du vallon où elle s’amalgamait avec un lit de sable rose aplati là par des pluies anciennes. Il y avait trois mètres à pic entre la terre de la forêt et la surface des marnes.
Le bruit devenait aigu autour de Laure. Il était scandé par des craquements soudains comme si des poutres cédaient sous quelque poids. C’était aussi, ce bruit, pelletée après pelletée, celui d’une tombe qu’on creuserait en haletant, à la hâte comme quelqu’un qui serait pressé d’agrandir la fosse.
L’orée du bois se creusa comme une digue qui cède, déversant d’abord des buissons arrachés, des troncs pourris enchevêtrés. Laure vit sur sa droite qui fonçait vers elle en tranchant de faucille une masse, une masse grognante qui se déployait à travers la pente.
— Les sangliers ! cria-t-elle.
Ça n’était plus une harde, c’était un troupeau aveugle comme un troupeau de moutons. Ils avaient dû s’agglomérer au fond de la montagne, poussés les uns vers les autres par la faim. C’était une masse compacte qui fonçait vers la vallée. Ils étaient vingt, trente, on ne savait pas. Ils dévalaient à travers les arbres, jetés d’un bout à l’autre de la forêt, imprévisibles dans leurs zigzags incohérents. Le mouvement en éclairs ondulés se déplaçait comme la brise sur un champ de blé. Ils étaient boueux à ne plus savoir leur couleur. Derrière eux, ils laissaient une place nette d’herbe et de broussailles où le sol apparaissait nu, glissant et sans protection. Des marcassins rayés de jaune, en troupe et le groin tout neuf trottinaient, glissaient, tombaient sur la trace du troupeau.
Pour éviter la harde qui allait surgir elle ne savait d’où, Laure balança sur la roubine le sac qui contenait les grives et sauta sans hésiter les trois mètres qui l’en séparaient.
Elle entendit un claquement sec dans son pied avant de ressentir la douleur qui lui fit serrer les dents. Elle ne cria pas. Elle savait par expérience qu’il ne faut jamais crier. Les bêtes de la forêt comme les paysans savent cela depuis toujours. Les cris peuvent attirer l’ennemi quelconque qui vous cherche pour vous achever. Les gens de la terre n’attendent jamais de secours des cris qu’ils pourraient pousser.
Laure essaya de se relever. Le pied était inutilisable du côté où se lisait sur le tibia le coup de faucille jadis enduré. Elle voulut se redresser. La douleur la fit retomber. Au loin l’avalanche de pierres et la cavalcade des sangliers qui fonçaient droit devant s’atténuaient, s’estompaient, se taisaient enfin. Il ne restait plus à Laure qui tenait sa jambe blessée qu’à essayer de marcher. Mais la douleur, quand elle appuya le pied par terre, la fit défaillir. Elle chercha autour d’elle un appui. Une grosse racine pendait verticalement dans le vide au bord de la roubine abrupte et dardant vers la terre où se replanter. Laure l’agrippa, essaya de l’arracher ou de la couper en la tordant mais la racine était trop solide.
Le talus était farci de petites dalles calcaires aux angles tranchants. Laure se traîna jusqu’à elles sur les genoux. La pierre était gelée dans sa gangue avec d’autres cailloux moins engagés, Laure frappa autour et finit par la déliter. À genoux toujours et avec ce mal lancinant dans la cheville, elle réussit au bout de dix minutes à couper ce bâton improvisé. Elle enfila à l’épaule son sac en bandoulière et commença à cloche-pied à dévaler la roubine. En chemin, elle rencontra deux bâtons plus solides et c’est sur une jambe et deux béquilles bricolées qu’elle atteignit Marat. C’était le soir. Tout le monde s’était déjà remisé autour de la table. Romain lisait le journal, Marlène écrasait la soupe, les deux marmots jouaient à la bataille en s’injuriant. Personne ne s’inquiétait de Laure. On avait l’habitude de la laisser libre. On savait qu’elle était aux lèques et que ça rapportait un peu d’argent.
Il y avait des manches de fourches à la remise. Laure en choisit deux. C’était plus pratique, plus solide, que des branches. Elle reprit son sac de grives. Sur une jambe toujours, elle descendit jusqu’à Eourres chez la tante Aimée.
— Mon Dieu ! Qu’est-ce qui t’arrive encore ?
— Rien, dit Laure. Je me suis un peu tordu la cheville.
Elle souffrait le martyre mais il lui fallait sourire.
— Oh c’est rien, répéta-t-elle. Je mettrai une bande en rentrant. Tu as toujours ton acheteur ?
— Sûr que pour la Noël !
— J’en ai quatre-vingt-deux, dit Laure, soixante-quatre grives et dix-huit chachas.
— Mon Dieu, s’exclama Aimée en claquant des mains, j’en connais qui vont être contents !
— Tu pourrais pas…, dit Laure, gênée.
— Quoi ? Tu veux un peu d’argent ?
— C’est pour faire un cadeau à mes parents.
— Bien sûr ! Tout de suite, combien tu veux ? Combien il te faut ?
— Quatre cents francs, répondit Laure, tu peux ?
Sans mot dire, Aimée alla vers le dessus de cheminée, y prit son porte-monnaie et tendit quatre billets à Laure.
— Mais tu peux marcher ? interrogea-t-elle avec inquiétude. Charles va rentrer. Tu ne veux pas qu’il te raccompagne ?
— Mais non, ça va aller ! Pour une entorse, tu sais.
Elle fit un pauvre sourire à sa tante.
— J’en ai vu d’autres !
La remontée sur Marat fut dure. Laure était exténuée en arrivant. Elle mit trois billets sur la table sans mot dire.
— Mange quelque chose ! dit son père.
— Je n’ai pas faim, répondit-elle.
Elle alla se coucher avec sa douleur.
Le lendemain, la blessure avait refroidi et la jambe était raide jusqu’à la cuisse. L’angoisse de ne pouvoir retourner au collège s’empara de la fillette. Elle avait déniché à la remise une vieille canne du grand-père. Les quatre derniers jours avant la rentrée, elle s’aventura dans la neige pour s’exercer à marcher à cloche-pied. Elle était obligée de se reposer tous les dix mètres.
Sa position favorite désormais était de s’asseoir sur le muret de la cour, la tête penchée observant son pied gauche où le sang battait, comme la fois où elle s’était donné ce coup de faucille et où elle avait perçu son cœur cogner avec tant de force. Le même battement, elle le ressentait maintenant qui faisait le tour de sa cheville. Avec la vieille bande Velpeau trouvée dans ces mêmes boîtes du grand-père qui contenaient les peaux de serpent, elle se fit un bandage. C’était pénible. Il fallait s’y prendre à plusieurs fois pour maintenir la cheville serrée. La famille faisait cercle autour mais personne ne se proposait pour l’aider, ne connaissant pas la technique du bon pansement.
Aimée ne venait plus à Marat. Elle était occupée par un enfantement difficile. La tante pourvoyeuse, elle-même, n’avait jamais pardonné à Laure d’avoir esquinté ses deux garçons qui avaient mis quinze jours à se remettre après l’incident du wigwam.
Pour la fillette, l’apprentissage de la solitude commença, interminable. Nul ne la conseillait ni ne lui venait en aide. Avec appréhension, le jour venu, elle reprit le chemin de l’école en compagnie du chauffeur et des trois compagnons de l’an d’avant qui ne disaient mot, ne lui demandaient pas, la voyant péniblement s’installer dans la voiture, ce qui lui était arrivé.
Le collège si avenant jusqu’ici était devenu un piège. Il y avait des escaliers partout et, même avec une canne, Laure avait des difficultés pour se déplacer.
Elle avait obtenu d’être dispensée de culture physique. Elle restait assise pendant les récréations, ne partageait plus les jeux d’adresse où elle était si experte, avait déserté le préau aux agrès.
Elle réussissait malaisément à se laver toute seule parce que sous la douche elle glissait et perdait pied, devait s’asseoir dans le pédiluve et cette position l’humiliait. Cependant elle se résignait peu à peu à être infirme. Elle serrait les dents. C’était ce que ses ancêtres avaient toujours su le mieux faire. Ce mutisme résigné était parmi ces paysans la seule suprématie de l’espèce. À Eourres on avait toujours su maîtriser ses cris et donner au silence le temps de laisser vieillir le malheur.
Émilie, la compagne en pauvreté, avait fini par céder devant la rumeur publique. L’olibrius n’était plus là mais le ferment empoisonné qu’il avait laissé derrière lui continuait de faire son œuvre, d’autant qu’à chaque escalier qui se présentait, Laure était obligée de solliciter l’aide de sa compagne pour le gravir. Cette perpétuelle embrassade des deux pensionnaires avait fini par persuader leurs compagnes que quelque anomalie les unissait.
Il y avait des conciliabules à voix couvertes autour d’elles. Souvent, quand elles apparaissaient ensemble leurs camarades se taisaient. Toutes celles qui naguère avaient été sensibles aux charmes du bellâtre épousèrent la conviction qu’il avait répandue autour de lui. Le cercle des soupçons s’élargit et bientôt Émilie n’y put plus tenir. Insensiblement elle resta en retrait quand Laure avait besoin d’elle.
Son cœur de chrétienne devait être déchiré quand, invisible parmi les autres pensionnaires et se dissimulant derrière les plus grandes, elle distinguait Laure qui la cherchait vainement des yeux. Elle l’apercevait avançant le long de la rampe de l’escalier que, faute de soutien, elle gravissait péniblement marche après marche. Pourtant elle s’appliquait à l’éviter, à n’être plus en contact avec elle, à ne plus la toucher. Son âme de bigote ne pouvait surmonter l’opprobre de tout un peuple. Elle se voyait au centre d’un cercle qui la montrait du doigt.
Ainsi l’isolement de Laure devint universel mais curieusement, à cette occasion, elle en apprit un peu plus sur l’humanité. Le professeur de philosophie, une femme qui jusque-là n’avait prêté aucune attention à cette élève qui n’était pas à son cours, soudain devint bienveillante avec elle et on la vit à plusieurs reprises se porter au secours de l’infirme quand celle-ci était en difficulté.
Cependant Laure continuait à dominer de très loin les élèves de sa classe tant mâles que femelles, et c’était à la fois un réconfort et un handicap car la jalousie confortait la calomnie.
Pâques fut lugubre à la ferme aussi. Cette année-là, Laure ne fut pas même consolée par les poiriers en fleur. Elle les regardait avec envie ne pouvant plus les escalader, ce qui l’empêchait de les admirer. Ce fut pourtant durant les vacances qu’on vit arriver dans sa DS noire le directeur du collège en compagnie de sa femme. Ils s’enfermèrent une demi-heure avec Marlène et Romain. Ce qu’ils se dirent ne transpira pas et Laure n’en eut jamais connaissance, mais après leur départ elle distingua dans le regard de ses parents plutôt une certaine crainte qu’une grande espérance.
Au retour de ces vacances et voyant que Laure boitait toujours, la directrice l’accompagna chez le docteur. Il habitait au sommet d’une longue montée harassante où la canne du grand-père ne servait à rien. C’était une allée de marronniers. Laure s’adossait contre chacun d’eux. Elle transpirait tant elle luttait. Elle s’essuyait le front. Quand elle arriva devant la porte du cabinet, la directrice était assise depuis dix minutes.
La visite fut brève.
— Elle a une fracture de la malléole d’un côté de la cheville et une entorse de l’autre. Il est beaucoup trop tard pour plâtrer. Je vais lui faire un pansement pour immobiliser la jambe autant que faire se peut. Il y a une chance sur deux pour qu’elle ne reste pas boiteuse.
Tel fut le diagnostic du praticien. Il disait tout cela tranquillement devant Laure comme si elle n’existait pas.
L’école ferma. L’examen avait lieu en fin juin. Laure rentra à la maison pour le préparer. Elle ne pouvait rien faire d’autre. Elle était une bouche inutile. Le gros garçon la regardait avec indifférence. Il ne pouvait plus lui tirer les cheveux mais le cœur y était. Ça se sentait. La sœur était larvaire. Quant à Marlène, elle lui disait :
— Quand même tu pourrais pas essayer d’aller garder ? Ça te ferait du bien de prendre l’air !
Le jour de l’examen arriva. Une objection se présenta à laquelle Laure n’avait pas pensé. Comment aller à Nyons où se déroulaient les épreuves ? Aimée depuis sa grossesse était toujours malade. La tante pourvoyeuse avait interdit à son mari de rendre service à Laure et d’ailleurs celle-ci ne serait jamais allée quémander.
Depuis peu, sur les instances de ses amis de bistrot, Romain s’était procuré une voiture d’occasion. Elle tombait en panne tous les cent kilomètres. En ce moment, la batterie était à plat, et dans la cour de la ferme les poules lui fientaient dessus.
La veille du jour dit, il ne resta plus à Laure que la ressource d’aller se poster en bas du col. Elle le fit péniblement, en s’arrêtant tous les cent mètres. Elle était chargée d’un sac à dos où elle avait mis ses affaires de nuit et un peu de nourriture (quelques pommes de terre bouillies, un fromage de chèvre et deux pommes). Elle songeait à Népomucène, le bon élève mort qui partageait son fruit en deux, moitié pour le midi et moitié pour le soir.
Assise sur un rocher au bord de la route, Laure guettait les lacets déserts. C’était un lundi. Il passa deux camionnettes d’ouvriers maçons chargées à mort et qui ahanaient leur vieillesse. Les manœuvres entre les ridelles firent à Laure de grands signes d’invite mais le chauffeur ne la regarda même pas.
Accablée d’inquiétude, Laure était prête à revenir à la ferme, à abandonner. Alors elle vit poindre une voiture étincelante de chromes qui franchissait les virages avec aisance. Elle se campa au milieu de la route, les bras écartés et la main levée. « Tant pis, se dit-elle, ou elle s’arrête ou elle m’écrase ! Je me lèverai pas du milieu. » Elle s’arrêta.
— Vous allez jusqu’à Buis ?
— Oui, montez !
Elle s’installa, le sac sur les genoux avec des mercis à n’en plus finir et l’appréhension de la nausée. C’était la malédiction pour Laure. Elle avait toujours eu mal au cœur en voiture.
Le conducteur était un homme ordinaire, pas méchant, pas sadique, mais de voir cette adolescente bien faite, jambes au vent dans ce col désert, il prit cette surprenante opportunité pour un don du ciel et il se dit « Qui sait ? », comme n’importe quel homme. Nerveusement, il balança longtemps dans sa brusque panique. Laure s’aperçut assez vite de l’effet qu’elle produisait avec ses nattes, sa poitrine haute et ses jambes car la jupe trop courte ne couvrait pas les genoux. Alors elle pensa au wigwam et elle se retrouva dans son rôle de proie.
Quand l’homme se décida à poser sa main sur la cuisse de la passagère, la nausée chez Laure décupla à ce contact. On était à cinq kilomètres de Buis.
— Tu verras, dit-il, la voix étranglée, je te ferai pas mal, je serai délicat.
Elle voyait la main grasse du bonhomme lui caresser la cuisse. Cette main était tiède, désagréable. Elle avait la moiteur de l’homme maladif. Les ongles des doigts étaient en deuil. Laure se dit qu’elle finirait le trajet à pied. Elle se mit à rire aux éclats et, tout en pouffant, elle dit au conducteur :
— Je suis arrivée. Merci ! C’est ici que je descends !
Elle ouvrit la portière. Il freina surpris. Il s’arrêta en voyant la canne. Il ne s’était pas aperçu qu’elle boitait. C’était au bord d’un champ de luzerne interminable. Laure fit à pied avec son chargement les cinq derniers kilomètres. Elle se disait : « Pourvu que la directrice ait tenu sa promesse ! Quand je l’ai vue l’autre jour, elle m’a dit qu’elle ne fermerait pas la porte de l’infirmerie et que je pourrais dormir là. »
L’infirmerie était ouverte. Le lit était bien là. Laure s’affala dessus haletante, la canne posée sur sa poitrine, les yeux au plafond. Une nouvelle angoisse lui serrait la poitrine. L’examen se passait à Nyons, pas à Buis. Comment ferait-elle demain matin pour rejoindre cette ville ? Elle n’avait même pas envie de manger les deux pommes. Sa peur juste passée et celle du lendemain lui avaient coupé l’appétit.
Elle s’éveilla en sursaut. La canne restée en travers de la poitrine tomba sur le sol avec bruit. Un visage humain plein de douceur se penchait sur elle avec le sourire. C’était la directrice qui lui disait à voix haute :
— Laure ! Il est l’heure. Tu dois te lever.
Elle avait posé un plateau sur la tablette des médicaments.
— Tu feras ta toilette chez nous, dit-elle. Pour le moment, déjeune ! Ensuite mon mari te conduira à Nyons.
C’était la première fois que quelqu’un se penchait sur son réveil. Laure dit bonjour et merci seulement. Il y avait pourtant en elle toute une litanie de reconnaissance qui se tissait dans son souvenir. Ce visage jeune, ce parfum de femme propre respiré avec respect, Laure ne l’oublia jamais de sa vie, ni la pitié contenue dans le peu de paroles. Elle but le café et ne mangea presque rien. La peur d’avoir mal au cœur en voiture et l’angoisse de devoir répondre aux questions dans un état nauséeux la paralysaient.
Dans la cour, une rutilante voiture noire attendait. La distance de Buis à Nyons où se déroulaient les épreuves fut couverte dans le mutisme le plus total. Il n’y eut pas d’échange entre cet homme de trente-cinq ans qui ne pouvait pas avoir d’enfant et cette adolescente sans avenir. Ils avaient été jetés tous les deux dans une énigme qu’ils s’efforceraient toute leur vie de déchiffrer. Seulement à la fin, en ouvrant la portière à Laure comme à une princesse, l’homme dit :
— Je viendrai te reprendre à six heures. Ce sera fini. Je te ramènerai jusqu’à Eourres.
Il lui mit la main sur l’épaule.
— T’en fais pas ! Tu les dépasses tous d’une tête ! Tu vas l’avoir ton examen.